XI

Mais si, ça a de l’importance, se disait encore Lars dans la fusée express à haute vitesse qui le ramenait de San Francisco à son bureau de New York. Deux principes gouvernent l’histoire du monde : l’ambition et – ce que Klug n’avait su exprimer – celui qui guérit tout : la gentillesse, l’Amour.

Ses yeux se posèrent sur le gros titre du journ que l’hôtesse avait placé devant lui :

 

NOUVEAU SAT NON PIP-EST, AFFIRME SeRKeb.

MALAISE MONDIAL AU SUJET ORIGINE SAT INCONNU.

SECNAT-ONU-O DOIT MENER ENQUÊTE.

 

Ceux qui réclamaient l’enquête étaient membres d’une mystérieuse et obscure organisation qui se nommait le « Sénat des États-Unis ». Son porte-parole était une ombre sans intérêt, un certain Nathan Schwarzkopf, soi-disant président. Comme la Société des Nations, cet organisme avait survécu à ses fonctions.

De même, à l’Est, une entité vraiment insubstantielle, le Soviet suprême, glapissait nerveusement pour que SeRKeb s’intéresse à cet étrange satellite, différent des sept cents autres.

— Puis-je avoir un phone ? demanda Lars à l’hôtesse.

Une fois le vidéophone installé, il demanda la Forteresse Washington, puis le général Nitz, donna son numéro de cadre – vingt groupes de chiffres – inséra son pouce dans la fente du vidéo pour que son correspondant pût contrôler son identité. Des dizaines de milliers de pièces métalliques miniaturisées se mirent en branle pour comparer son empreinte digitale à celle du dépôt du Kremlin, tout cela pour établir la liaison avec le fonctionnaire humain qui filtrait toutes les communications destinées au général Nitz. L’immense aéronef amorçait sa lente glissade vers la terre et l’aéroport Wayne Morse de New York, quand Lars eut enfin le général Nitz.

Son visage en forme de carotte se matérialisa soudain sur l’écran, avec ses yeux horizontaux, profondément enfoncés, larmoyants, et ses cheveux gris qui semblaient être artificiels et l’étaient peut-être, tant ils étaient plaqués sur le crâne. Puis, s’insérant dans le rétrécissement à la hauteur de la trachée, ce merveilleux col tout rond, dur comme de la fonte, avec l’insigne imprimé. Les médailles n’étaient pas visibles, hors de l’écran :

— Mon général, je pars du principe que le Conseil siège. Dois-je venir directement ?

Le visage du général prit son expression habituelle, sardonique :

— Pourquoi ? Dites-moi donc pourquoi, monsieur Lars ? Aviez-vous l’intention de « les » atteindre en vous élevant en l’air jusqu’au plafond ou en demandant à la table de conférence de leur envoyer des messages genre spirite ?

— Eux ? Qui cela, mon général ? demanda Lars, déconcerté.

Le général, sans répondre, interrompit la communication. L’écran soudain vide semblait encore résonner de l’écho de sa voix.

Certes, pensa Lars, dans un tel état d’urgence, il ne comptait plus pour grand-chose. Le général Nitz avait d’autres chats à fouetter.

Encore sous le coup de la surprise, Lars s’enfonça dans son fauteuil. L’atterrissage fut assez rude, comme si le pilote était pressé de fuir le ciel. Du côté de Pip-Est, ils devaient eux aussi être des paquets de nerfs… s’il était exact que ce satellite n’était pas un des leurs. Dieu merci, nous avons entre nous des communications sûres. Les deux blocs, d’accord, ont dû vérifier ce qui se passe chez le menu fretin : la France, Israël, l’Égypte et la Turquie. Et tout indique que ce n’est pas un de leurs satellites. Donc, ce n’est personne. C.Q.F.D.

Il traversa à pied une partie du terrain pour s’engouffrer dans un sauteur autonome.

— Votre destination, m’sieur-dame ? demanda l’appareil au moment où il s’asseyait.

Excellente question, se dit-il. Il n’avait nullement envie de se rendre à la S.A. M. Lars. Ce qui se passait dans le ciel, quoi que ce fût, réduisait à néant ses activités commerciales, et même celles du Conseil, naturellement. Il pouvait demander au sauteur de l’emmener à la Forteresse Washington, car son poste était là, en dépit des sarcasmes du général Nitz. Il était membre bona fide du Conseil et quand le Conseil se réunissait, il devait être là. Mais… on n’a pas besoin de moi, pensa-t-il soudain.

L’appareil se détacha du tableau de bord pour reposer soudain sur ses genoux. Il appela son bureau de Paris, Maren.

— Est-ce que tu m’entends ? dit-il quand le visage de Maren apparut, tout petit et grisâtre. C’était une vidéo archaïque, en noir et blanc seulement.

— Lars, je suis heureuse que tu m’appelles. Ce n’est pas eux. C’est incroyable.

— N’est-ce pas une erreur ? Ils n’ont vraiment pas lancé ce nouveau sat ?

— Ils le jurent. Ils l’affirment. Ils nous supplient de les croire. Au nom de Dieu, au nom de la Sainte Mère Russie ! Ce qui est insensé, c’est que leurs plus grands personnages, l’équipe des vingt-cinq hommes et femmes de SeRKeb, se prosternent vraiment à nos pieds. Sans dignité, sans aucune tenue. Peut-être en ont-ils lourd sur la conscience ? Je ne sais pas.

Elle avait l’air las ; ses yeux avaient perdu leur éclat.

— C’est le tempérament slave. C’est leur façon de demander quelque chose, comme leurs invectives. Mais que nous proposent-ils ? Est-ce qu’ils se sont adressés directement au Conseil ou par notre intermédiaire ?

— Directement à la Forteresse. En employant toutes les lignes à la fois, des lignes si rongées par la rouille qu’elles ne peuvent plus transmettre quoi que ce soit. Et pourtant, elles transmettent, peut-être parce qu’à l’autre bout tous crient si fort. Lars, sais-tu que l’un d’eux s’est mis à pleurer ?

— Je comprends maintenant pourquoi Nitz m’a raccroché au nez.

— Tu l’as eu. Tu as vraiment réussi à l’avoir ? Écoute bien.

Sa voix était devenue différente, intense.

— … On a voulu atteindre le satellite ennemi avec nos armes.

— Ennemi, répéta-t-il, stupéfait.

— Et nos armes robots ont simplement disparu.

Elles étaient protégées on ne peut plus, mais elles se sont volatilisées.

— Sans doute reconverties en atonies d’hydrogènes, fit Lars.

— Et sais-tu, Lars, ce Soviétique qui s’est mis à pleurer, c’était un chef de l’Armée Rouge.

— Ce qui m’ennuie, fit Lars, c’est que je suis en-dehors du coup, sur la touche, comme Vincent Klug. C’est une impression vraiment terrible.

— Tu veux faire quelque chose ? Il hocha la tête sans répondre.

— … Lars, mais tout le monde est sur la touche : le Conseil, le SeRKeb. Personne n’est plus dans le jeu. De toute façon, pas ici. Et tout le monde commence à parler d’« ennemi ». C’est le mot le plus atroce que j’aie jamais entendu. Nous avons trois planètes et sept lunes que nous appelons « nous », et voici que soudain…

Ses mâchoires se serrèrent. Et son air de tristesse s’évanouit ; d’un ton calme, celui de la Grande Déesse Mère en personne, avec cet équilibre surnaturel qu’une femme peut avoir quand elle le doit, Maren dit :

— Écoute, Lars. Tu m’entends bien ?

— Oui.

— Atterris tout de suite et prends le Dr. Todt avec toi. Qui est ton avocat ?

— Bill Sawyer. Tu le connais. Le gars qui a un crâne en forme d’œuf dur.

— Atterris devant son bureau. Qu’il te rédige immédiatement ce qu’on appelle une ordonnance de mandement.

— J’comprends pas. Il se sentait de nouveau comme un gosse en face d’elle, obéissant, mais sans comprendre.

— Cette ordonnance de mandement sera adressée au Conseil, directement. Elle exigera que tu participes immédiatement à la session en cours. C’est ton droit, ton droit absolu ! Tu m’entends, Lars. Tu as le droit absolu de te rendre au Kremlin, de t’y asseoir, et de participer à toutes les décisions qu’ils peuvent être amenés à prendre.

— Mais, mais…

Sa voix s’étrangla soudain.

— … Mais je n’ai rien à leur offrir. Rien. Rien du tout !

— Et moi je te dis que tu as le droit d’assister à leur session. Ce qui m’inquiète, ce n’est pas cette ordure qui se balade dans le ciel. C’est toi qui m’inquiètes, comprends-tu ?

À sa grande surprise, elle se mit à pleurer.

 

Le zappeur de mondes
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